Victor Lustig parvient à berner son acheteur en se faisant passer pour un fonctionnaire chargé de vendre la Dame de fer.
Par Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos
Victor Lustig est sur des charbons ardents. Il lui faut quitter Paris, au plus vite. Qui n'en ferait pas autant à sa place ? Ce Tchécoslovaque de 35 ans vient de réaliser le coup du siècle en vendant la tour Eiffel à un gogo. Ses poches sont littéralement bourrées de liasses de billets de banque. Il n'a pas de temps à perdre, il doit disparaître de la circulation avant d'être démasqué. La police doit certainement être à ses trousses. Direction : Vienne.
La vente de la Dame de fer est une escroquerie mythique décrite dans plusieurs films. Cependant, de nombreux points restent obscurs, comme celui de la date exacte de la vente. Ce dont on est certain, en tout cas, c'est du nom du pigeon ferré par Lustig : André Poisson. Il s'agit d'un riche ferrailleur de la région parisienne. Comment croire que la tour Eiffel puisse être vendue ! Ne faut-il pas être le dernier des idiots ? C'est aussi gros que Rachida croyant pouvoir être maire de Paris, ou alors que Hollande prétendant inverser la courbe du chômage...
Né en 1890 dans une famille très bourgeoise, Victor Lustig n'est pas à son coup d'essai dans l'arnaque. À son actif : trucages de jeux, tuyaux pour courses de chevaux, fausse monnaie... Sa victime favorite est le milliardaire en croisière. Il a l'idée de vendre la tour Eiffel alors qu'il séjourne dans le Paris des Années folles pour y claquer le pognon de ses précédentes escroqueries. Quand il finit par se retrouver à sec, il se met en chasse d'un nouveau gogo. Qu'inventer, cette fois ? Attirer Depardieu dans le "trou du cul du monde" de la Belgique, en lui faisant croire qu'il y paiera moins d'impôts ? C'est déjà fait... C'est en lisant le journal que l'idée de sa prochaine arnaque prend forme. Il paraît que la tour Eiffel pose un gros souci d'entretien à l'État. Fleuron de l'Exposition universelle de 1889, elle aurait dû être démontée en 1909, mais elle est toujours debout à cause de son utilité dans le domaine militaire. Affichant 36 ans, la Dame de fer a grand besoin d'être rénovée, repeinte. L'article mentionne que l'État se bat les flancs pour trouver les fonds nécessaires. L'idée jaillit instantanément : trouver un ferrailleur à qui vendre la tour Eiffel !
Discrétion
Le Tchécoslovaque choisit d'incarner un haut fonctionnaire du ministère des Postes et Télégraphes, chargé par le président Doumergue en personne de vendre la tour Eiffel. Il envoie une invitation "officielle", à l'en-tête de la Ville de Paris, aux cinq ferrailleurs les plus nantis de la région pour les inviter à déjeuner au prestigieux hôtel Crillon. Dans ce repaire de milliardaires, de diplomates et d'hommes politiques, les ferrailleurs sont mis en confiance. Avec son allure aristocratique et son langage châtié, Victor Lustig crée immédiatement la confiance. Aucun doute n'effleure ses convives quant à son personnage. Avec un art consommé de la flatterie, il leur explique les avoir choisis pour le sérieux de leur réputation. Les cinq ferrailleurs sont aux anges. Quand il les sent bien à point, Lustig leur annonce la bonne nouvelle : ils ont le privilège d'avoir été choisis pour acheter la ferraille de la tour Eiffel, sur le point d'être démontée. Devant leur stupeur, il leur sert l'argument du coût d'entretien trop élevé pour l'État - tous les journaux en parlent ! - et précise que si la vente n'a pas été officiellement annoncée, c'est simplement pour éviter les mouvements de protestation inutiles. Bien entendu, "la France" compte sur leur discrétion pour ne pas répandre ce secret d'État. Après le dessert, Lustig les invite à monter à bord d'une limousine pour visiter la "Dame de fer".
L'incroyable escroc court-circuite la longue file de visiteurs attendant de monter sur la tour Eiffel en brandissant une fausse carte ministérielle au guichet. L'instant est crucial. Une bouffée d'adrénaline l'inonde. Mais ça marche. L'employé lui fait signe de passer avec sa petite troupe de ferrailleurs. Lustig les emmène se rendre compte par eux-mêmes combien la tour Eiffel est en mauvaise santé et que la France est forcément obligée de s'en séparer, c'est inévitable. La visite achevée, Victor Lustig indique aux ferrailleurs qu'ils doivent lui faire savoir au plus vite leur intention ou non d'être candidats à l'achat des 7 000 tonnes de ferraille.
Hameçon
Fin psychologue, l'escroc a flairé, dès le déjeuner du Crillon, qui sera son pigeon. Ou plutôt son poisson, puisqu'il s'appelle... André Poisson. C'est le seul à n'avoir pas l'air d'être très sûr de lui, à avoir les mains moites, et à manifester un besoin de reconnaissance. Quel coup de pub ce serait pour lui d'être l'homme qui a acheté la tour Eiffel, doit-il se dire. Effectivement, c'est lui qui rappelle l'escroc. Le Poisson a mordu à l'hameçon. Lustig lui propose un second rendez-vous, en tête à tête. Le ferrailleur se montre hésitant, sa femme est réticente, c'est un gros investissement, tout semble si secret, il ne sait plus sur quel pied danser. L'aigrefin comprend qu'il va falloir lui sortir le grand jeu. Pas question qu'une bonne femme lui fasse rater l'affaire. Il prend le ton de la confidence pour expliquer à Poisson qu'il n'est, lui-même, qu'un pauvre fonctionnaire pas bien riche et qu'en les arrosant un peu, lui et ses collègues, il leur sera très facile de le placer tout en haut de la liste des acheteurs. Sachant combien la corruption est courante dans l'administration, le ferrailleur est désormais convaincu qu'il peut emporter le marché du siècle. Il rêve déjà de voir son nom en une de tous les quotidiens. Pour cela, il n'a qu'à remettre à celui qu'il prend pour le représentant du ministère une grosse somme en liquide et à s'engager à faire un virement bancaire, pour lequel, bien sûr, Lustig fournira une facture. L'affaire est conclue, Poisson paie, l'escroc empoche.
Quand, quelques jours plus tard, en l'absence de toute nouvelle, Poisson se rend compte qu'il est victime d'une escroquerie, Lustig est déjà à Vienne. Il a sauté dans un train gare de l'Est sitôt l'affaire conclue. L'imbécile de Poisson n'ose même pas porter plainte tant il se sent ridicule. Imaginez, lui, le riche ferrailleur, son nom étalé dans toute la presse pour s'être fait avoir comme un bleu alors qu'il rêvait de gloire, pas question ! Constatant qu'il ne fait l'objet d'aucune poursuite, que l'affaire n'a pas été ébruitée, Victor Lustig caresse l'idée de vendre la tour Eiffel une seconde fois. Le mois suivant, le voilà de nouveau à Paris, avec un complice. Mais cette fois, le ferrailleur à qui il a affaire est moins crédule, il se méfie et alerte la police. Avant que les flics ne lui mettent la main dessus, Lustig a le temps de s'enfuir aux États-Unis, où il se recycle dans la vente de machines à imprimer des faux billets de banque. On dit qu'il en aurait vendu une à Al Capone. Mais quand il comprend qui est son client, il s'empresse de lui dire qu'il n'arrive malheureusement pas à obtenir la machine promise et qu'en homme honnête il vient lui rendre son fric. La vérité, c'est qu'il n'avait pas le choix, c'était rendre l'argent ou finir en steak haché. Lustig finit par se faire arrêter en 1934 et meurt en prison en 1947.
Source : Lepoint.fr