Au lendemain du séisme et du tsunami qui ont frappé le Japon, les premiers arrivés sur place n'étaient ni les organisations non gouvernementales, ni même l'armée. Les yakuzas, la mafia japonaise, ont dépêché des centaines d'hommes et des dizaines de camions chargés de couvertures, de nouilles lyophilisées, de lampes de poche et de couches pour bébé. Ils ont par la suite ouvert les portes de leurs entreprises aux réfugiés à Tokyo.
Jake Adelstein, journaliste américain spécialiste de la mafia japonaise, auteur du livre Tokyo Vice : An American Reporter on the Police Beat in Japan (éditionsPantheon Books), explique l'intérêt qu'ont les yakuzas dans la région du Tohoku, frappée par le séisme. "Le crime organisé japonais détient 3 % à 4 % de l'industrie du bâtiment. En étant les premiers sur le terrain, ils espèrent pouvoir récupérer une part du marché de la reconstruction. Et en avançant vite leurs pions, ils n'auront pas à payer cher."
"ILS PEUVENT AGIR TRÈS VITE, ILS N'ONT PAS DE RÈGLES À SUIVRE"
Lors du séisme de Kobé, en 1995, l'aide du gouvernement était totalement désorganisée. Seul le Yamaguchi-Gumi, principale organisation yakuza du Japon, dont le siège est à Kobé, était en mesure de fournir une aide concrète aux habitants de la ville dévastée, mobilisant même un hélicoptère. Ils ont immédiatement investi massivement dans la reconstruction et engrangé des milliards de profit.
"Ils peuvent agir vite car ils n'ont pas de règles à suivre. Quand les routes étaient impraticables avec les camions, ils ont fait descendre une vingtaine d'hommes portant les sacs sur leur dos", raconte Jake Adelstein.
Pour agir les mains libres, le crime organisé japonais détient un certain nombre de sociétés-écrans, notamment dans les domaines de l'immobilier et de la finance. C'est en partie au nom de ces entreprises qu'ils ont dégagé des fonds. Leurs nombreux relais dans les milieux politiques, qui font régulièrement l'objet d'articles dans la presse, leur permettent d'exercer des activités illégales sans être véritablement inquiétés.
Les yakuzas sont désignés sous le terme de "groupe violent" (boryokudan) par les forces de l'ordre, mais ils se considèrent eux-mêmes comme des "organisations humanitaires" (jinkyo dantai). Depuis toujours, ils cherchent à assumer un rôle de protecteurs et se targuent de maintenir l'ordre dans les rues. A l'occasion d'une enquête sur le besoin de légitimité des yakuzas, Jake Adelstein s'est entretenu avec un des membres du Yamaguchi-Gumi, qui expliquait : "Ne dites pas que nous ne faisons pas de notre mieux pour fournir notre aide. Actuellement, personne ne veut s'associer à nous et nous trouverions regrettables que nos dons soient rejetés."
SOUCIEUX DE LEUR IMAGE
Pour ne pas attirer l'attention, les yakuzas ne se sont pas présentés en tant que tels dans les zones sinistrées. Les tatouages qui recouvrent leurs dos et leurs bras étaient masqués. Ces groupes sont aussi engagés dans une bataille pour améliorer leur image au Japon, et parmi les vingt organisations répertoriées en 2008, nombreuses sont celles qui ont leurs relais dans l'industrie du divertissement.
Des jeux vidéo louant leurs mérites affluent, comme Yakuza of the End, qui s'est vendu à 400 000 exemplaires. Un manga, Gokusen, met en scène une professeure de lycée dont le père est un amical parrain de la mafia. Adaptée à la télévision, l'histoire de cette voluptueuse enseignante connaît un succès qui dépasse même les frontières du Japon pour toucher le public sud-coréen et chinois.
La mafia dispose également de relais dans la presse. L'hebdomadaire Shukan Taishu, notamment, publie chaque semaine au moins un article sur les yakuzas, généralement plutôt élogieux à leur égard. Un reportage intitulé "Les yakuzas envoyés au cœur du choc, sur la ligne de front" vient justement d'y être publié.
Sur les murs des entreprises tenues par cette mafia, un règlement très strict est affiché : "Quiconque commet un vol, un cambriolage, un viol, prend part au trafic ou à la consommation de drogues, ou se retrouve impliqué dans un acte qui rompt avec la voie noble, sera exclu du groupe." Tous ces actes sont considérés comme des crimes de rue de bas étage. En revanche, l'extorsion de fonds, le chantage et la fraude financière ne font pas partie de la liste...
Mais Jake Adelstein ne veut pas voir l'aide humanitaire des yakuzas uniquement comme un calcul intéressé : "Je suis certain qu'ils sont animés d'un désir sincère d'aider leurs compatriotes. Ce sont avant tout des hommes, leurs familles ont peut-être aussi souffert de la catastrophe."
Antoine Bouthier
Source : Lemonde.fr